À la recherche du mouvement présent

Artiste abstrait, cinétique, actif dès le milieu des années 1960 et sur le champ reconnu dans les expositions, les galeries, les musées, les revues qui comptent à l’époque : c’est de Roger Vilder qu’il s’agit. Il n’y a alors rien d’étonnant, tant son propos est original et fort : des tableaux constitués de disques qui tournent à des vitesses différentes provoquant de multiples effets visuels, des œuvres en relief dont les éléments rectilignes se déplacent verticalement et horizontalement, des figures abstraites faites de ressorts qui se tordent, entraînés par des mécanismes apparents, un objet non identifiable constitué d’une forme molle, tremblante et lumineuse. Voilà pour le principal, l’ensemble moins géométrique qu’organique, toujours en mouvement, en constante transformation, puis, très vite, l’intérêt pour la technologie, la nécessité d’établir des programmes, le besoin de s’inscrire dans un processus de recherche, la volonté de s’appuyer sur l’expérimentation, la pratique de l’ingénieur comme modèle, l’ouverture à la science. Il est un des pionniers de l’art assisté par ordinateur.
Au début des années 1970, Roger Vilder est présent. Il ne va toutefois pas voir se confirmer cette position. En effet, l’intérêt pour l’art cinétique, après une décennie d’effervescence, était entre-temps retombé. Canadien, Roger Vilder résidait à Montréal. Son tempérament personnel aidant, il disparut du premier rang de la scène artistique. Sans avoir jamais cessé de poursuivre ses travaux et de créer de nouvelles œuvres en recourant notamment aux moyens du film d’animation. Le moment n’est-il pas venu, quelque 50 ans plus tard, de reconsidérer son oeuvre?

I Une vie

Reprenons. Roger Vilder est né en 1938. Ses parents s’étant installés au Canada, il effectue ses études à l’Université Concordia à Montréal. Très vite, il se dirige vers les pratiques artistiques. On le trouve comme maquettiste en 1965, travaillant dans l’équipe chargée de la construction du Pavillon du Québec à l’Exposition universelle de Montréal qui se tiendra en 1967. Il expose ses premiers tableaux abstraits, expressionnistes, en 1965 dans une galerie de Montréal. Dès l’année suivante, au terme d’une profonde réflexion associant l’observation de la nature et la découverte de la technologie, il change d’orientation et fait état de préoccupations qui le conduisent à abandonner la peinture : il réalise sa première œuvre en mouvement, abstraite, mais en prise avec la réalité. Il a 28 ans. Intitulée Réflexion, elle est constituée de petits disques en métal chromé faisant effet de miroir, montés sur des chaînes en rotation qui les installent dans un mouvement continu, ascendant et descendant. L’ensemble bouge en permanence, reflétant une réalité devenue morcelée et instable, où, incapable de se fixer, le regard se perd.
Suivent immédiatement des œuvres en relief constituées d’une centaine de disques disposés de façon régulière horizontalement et verticalement sur un support carré. Ses éléments sont ornés de motifs géométriques ou peints de différentes couleurs. Ils sont animés par un moteur et tournent à des vitesses variables autour de leur axe, engendrant de multiples combinaisons et une très grande variété d’effets visuels. Roger Vilder intitule Pulsation, cet ensemble qu’il développe de 1966 à 1968. Simultanément il s’intéresse au phénomène de la transformation qu’il traduit au moyen de figures géométriques régulières, carré ou triangle, qui se déforment dans la durée en se contractant ou en se dilatant à des vitesses différentes, jusqu’à représenter d’autres figures qui vont elles-mêmes se transformer. Pour y parvenir, Roger Vilder associe trois composantes : dans un caisson de format carré peint en noir, des ressorts métalliques, des chaînes industrielles tournant autour de pignons, des moteurs électriques. Les ressorts avec leur propriété élastique permettent de tracer des formes qu’entraînent les chaînes mues par les moteurs. Chacun de ces reliefs est présenté individuellement ou parfois regroupé en polyptyque, voire monté en « retable », assemblé par 9 sur un socle. Intitulée Contraction, cette famille dont il poursuit la constitution de 1968 à 1971, loin de tout effet pictural, a beaucoup plus à voir avec le dessin, ici mis en pratique par d’autres moyens.

Poursuivant ses recherches sans exclusive, allant plus loin dans le monde de l’organique, Roger Vilder élabore une sculpture molle, translucide, luminescente, agitée de tremblements. Affaissée, elle se redresse jusqu’à former un cube. Intitulée Jello, placée dans une sphère en verre, elle est constituée d’une masse de silicone gélatineux contenant des bulles d’air reliée à une pompe à vide. Celle-ci, actionnée, vide la matière de son air ou l’en remplit, lui procurant ses différents aspects. Dès 1971, l’artiste se met à la pratique du néon, puis développe une nouvelle série d’œuvres en relief, faite de lignes horizontales et verticales se déplaçant lentement devant un fond grâce à des mécanismes motorisés invisibles, disposés à l’intérieur d’un caisson. Avec cette série intitulée Lignes, Roger Vilder renoue alors avec la géométrie, la référence à l’art de Mondrian étant explicite et voulue comme un hommage.

En peu de temps, que de recherches, originales, que de propositions, personnelles, que d’activités, reconnues. Roger Vilder expose en effet, sans attendre, dans les meilleurs endroits, à New York en 1968, à la galerie Howard Wise en compagnie de Stephen Antonakos, Takis, Wen Ying Tsaï, Nam June Paik, ainsi que d’un vidéaste chilien qui deviendra cinéaste, Juan Downey et d’autres. À Montréal bien entendu, à la Galerie du Siècle la même année, où l’on découvre ses Contractions. En 1968, Frank Popper fait paraître en anglais la deuxième édition de son livre Origins and Development of Kinetic Art, dans lequel il publie une oeuvre que Roger Vilder venait de créer l’année même, Pulsation 7. Et cette même année, il se trouve invité à l’exposition Some more Beginnings qui se tient à New York au Brooklyn Museum, organisée parallèlement à l’exposition devenue célèbre The Machine As seen at the End of the Mechanical Age, présentée au Museum of Modern Art, dont Pontus Hulten était l’organisateur. Conçue dans la suite de l’art cinétique et comme l’un de ses développements, l’exposition The Machine entendait montrer les liens existants entre les mondes de l’art, de la technologie et de la science. Renchérissant sur le propos, l’exposition Some more Beginnings était organisée par Billy Klüver, Julie Martin et Robert Rauschenberg lui-même, pour le compte de l’institut de recherche Experiments in Art and Technology (E. A. T.) : fondé en 1967, cet institut avait pour ambition, à la suite de nombreux programmes développés aux Etats-Unis, de rapprocher l’art, la technologie et l’industrie dans le but de concevoir des interactions entre ces domaines. L’exposition du Brooklyn Museum permit de faire se rencontrer des artistes et des ingénieurs dans cette optique : quelque 137 œuvres issues de leur collaboration furent ainsi exécutées et présentées au musée émanant de personnalités diverses telles que Wen Ying Tsaï, Günther Uecker, Jean Dupuy, Hans Haacke et Roger Vilder avec une œuvre de 1968 intitulée Pulsation 8.

En 1970, l’artiste montre ses travaux actuels, en particulier ses Contractions, à Toronto dans un lieu réputé pour l’originalité de sa programmation, The Electric Gallery. Vient alors la même année la grande exposition Kinetics organisée à la Hayward Gallery à Londres par Frank Popper, où se retrouvent la plupart des principaux acteurs du lumino-cinétisme, ainsi que des nouveaux venus : parmi ses 66 participants, Roger Vilder est représenté par deux œuvres précisément de 1970 : Double contraction, faite de ressorts et de chaînes et sa sculpture molle Jello, réalisée en silicone, qui sont aussitôt remarquées. Le magazine Studio International rend compte de l’exposition sous la plume de Jonathan Benthall : son article intitulé « Technology and Art » est illustré par son relief, Double contraction, cité plus haut. Roger Vilder est au cœur de la scène artistique : il en rencontre la plupart des acteurs et noue des contacts avec ceux-ci à l’occasion des manifestations auxquelles il participe : Takis, Pol Bury, Gianni Colombo, Piotr Kowalski, Julio Le Parc, Len Lye, François Morellet, Nam June Paik, entre autres. La suite est à l’avenant : il est à la galerie Denise René à Paris en 1971, la galerie Teufel l’expose en 1972 à Cologne, en 1973 il figure dans la première exposition de la Galerie m à Bochum. Entre-temps Roger Vilder avait commencé ses premières expériences avec l’ordinateur qu’il considère comme un outil et qui va lui permettre de créer des images de synthèse, de développer des cycles, lui offrir une rapidité d’exécution inconnue jusqu’alors et dont il montre les résultats en 1971 à la Wells Gallery à Ottawa et dans différents autres lieux, à Montréal et à Toronto.

Mais les choses en réalité ont changé, le contexte n’est plus le même, l’art cinétique n’occupe plus la scène depuis deux ou trois ans déjà. L’exposition de Londres était en fait la dernière de toute cette série de manifestations internationales au plus haut niveau, commencées en 1961 avec Bewogen Beweging au Stedelijk Museum d’Amsterdam et qui a ponctué la décennie . La plupart des artistes qui en étaient les protagonistes jusqu’à Julio Le Parc, couronné Grand Prix de la Biennale de Venise en 1966, allait connaître un déclin pouvant aller pour certains jusqu’à l’effacement. Roger Vilder est dans cette situation. En 1978 et encore en 1979, Joseph Masheck , le rédacteur en chef de la célèbre et puissante revue Artforum, le mentionne dans deux études importantes qu’il fait paraître dans sa revue : il n’y figure pas moins qu’en compagnie de Malévitch et de Bruce Naumann sur l’une des pages . Roger Vilder ne parvient plus toutefois à retenir l’attention. Il avait acquis la nationalité canadienne. Il reste au Canada et enseigne pendant 30 ans à l’École des Beaux Arts de Montréal.
Le regain d’intérêt que rencontre au courant des années 1990 l’art cinétique avec l’apparition de nouvelles générations d’artistes s’engageant à leur tour dans cette voie en y apportant leurs propres contributions ne le touche pas. Roger Vilder est oublié : il ne figure pas dans les grandes expositions organisées en Europe et Outre-Atlantique qui suivent ce renouveau et l’accompagnent en lui apportant leur caution. La première notamment, due à Guy Brett montrée à Barcelone puis à Londres en 2000 : Force Fields Phases of the Kinetic, finalement conçue comme un hommage à Takis et où Roger Vilder aurait eu toute sa place. Parmi d’autres, L’œil moteur à Strasbourg en 2005, Op Art à Francfort-sur-le-Main la même année, jusqu’à l’exposition Ghosts in the Machine à New York en 2012, qui remettait pourtant l’accent sur l’art et la technologie, enfin le vaste panorama Dynamo Un siècle de lumière dans l’art 1913-2013 à Paris l’année suivante ne retiennent pas son nom. Roger Vilder doit encore attendre 2018 et l’exposition organisée au Kunsthal de Rotterdam intitulée ACTIE  REACTIE 100 jaar kinetische kunst pour retrouver la lumière d’une grande manifestation internationale, jusqu’à voir son œuvre Triangulations, un magnifique tondo de 1969, présenté dans les salles illustrer la couverture et le dos du catalogue. On mesure le chemin parcouru et tous les succès, fulgurants, qui sont allés avec les épreuves, longues et difficiles, sans que jamais Roger Vilder ait renoncé. Il a quitté le Canada. Il s’est installé en France en 1998-1999 et définitivement en 1999. Il poursuit ses recherches. Il travaille plus que jamais.

II De recherche en recherche

Revenons sur ce travail : protéiforme, on l’a vu, et largement consacré au phénomène du mouvement, auquel Roger Vilder s’est intéressé à ses débuts d’une façon originale. Il écrit, se rappelant l’année 1965 : « Au cours d’une exposition de la faculté de biologie de l’université Concordia, j’ai vu une « machine » qui transportait des tubes d’essai, montée sur une chaîne industrielle, permettant ainsi de présenter les tubes sous différents robinets qui versaient des liquides propres aux expériences prévues par un protocole préétabli. La chaîne tournait autour de pignons lui permettant de changer de direction selon un certain parcours. Les mouvements rapides, précis de l’ensemble avaient quelque chose de magique. J’étais subjugué, fasciné, sidéré. Immédiatement propulsé dans un ailleurs extatique où je me remémorais des scènes que j’avais déjà observées dans la nature ; par exemple, les feuilles d’un tremble qui s’agite dans le vent. De l’ensemble se dégageait une saisissante impression de vie.
Quelques années plus tôt, sur une plage du Pacifique au Mexique, j’avais passé seul plusieurs heures par jour à observer les vagues de l’océan. J’essayais de décoder une certaine logique entre leur formation et leur développement jusqu’à leur mort sur la grève. Le souvenir de ces mouvements me revenait, tandis que les images de la chaîne tournant autour des pignons hantaient mon esprit. Au cours des jours qui suivirent, j’ai visualisé en un instant ma première pièce dans ses moindres détails mécaniques alors que je n’avais à l’époque aucune connaissance dans ce domaine. »
Ses séries Pulsations, Contractions, Lignes constituent les résultats dans trois directions de ces recherches effectuées à partir de ses observations et de ses impressions sur la nature et la mécanique. Les Pulsations tournent à des vitesses différentes, provoquant des effets de nature variée, de la rotation régulière où les figures se forment puis s’éparpillent et vont en accélérant jusqu’à l’illisibilité et à la confusion. Cette traduction du mouvement est en effet au cœur des thèmes qui nourrissent l’art cinétique et on la voit illustrée notamment dans la démarche ressortant des premiers travaux qui portent sur les rotations et permutations de Vera Molnar (Lent mouvement giratoire, 1957, Musée de Grenoble) et ceux des artistes latino-américains résidant à Paris à la fin des années 1950, Julio Le Parc, Francisco Sobrino, Horacio Garcia-Rossi, Hugo Demarco, alors marqués par les œuvres de Victor Vasarely (Francisco Sobrino, Structure permutationnelle, 1959-1967, Paris, Galerie Denise René).
Il y a ensuite chez Roger Vilder les reliefs mécaniques qu’il intitule Contractions, si frappant dans leur aspect avec leur machinerie apparente et si surprenant dans leur fonctionnement tant les résultats en sont imprévisibles : une petite figure qui devient un grand format, une forme régulière qui devient baroque, le même principe répété 9 fois avec un décalage à l’intérieur d’un même panneau constitué de modules identiques juxtaposés et surtout dans cette veine, une suite, un approfondissement dans le travail de l’artiste, des années 1968-1971 à 2006 et jusqu’à maintenant. Dans les lignes qui se déplacent, les figures qui se transforment, l’instabilité qui se manifeste, on voit les rapports avec les structures qui se déforment de Gianni Colombo (Spazio elastico, 1966-1968, diverses installations). L’intérêt est le même chez François Morellet avec ses Grilles se déformant de 1966, dont le titre ne laisse place à aucune ambiguïté. Ayant poursuivi sa démarche, Roger Vilder débouchait dans un tout autre univers, d’où la géométrie disparaîssait au profit de figurations organiques : étirement, dilatation, resserrement, écartement, déplacement lent et parfois incertain : c’est aussi l’esprit animant l’oeuvre de Gabriele De Vecchi Deformazione axonometrica- parametri luminosi de 1969 ( collection Giulio Meoni, Murlo ) et que l’on retrouve exprimé à leur manière dans le film de Gianni Colombo et Vincenzo Agnetti, Vobulazione e bieloquenza neg de 1970. Ce penchant vers l’organique est clairement affirmé par Roger Vilder qui intitule ses oeuvres Organisme géométrique. Son relief Organisme géométrique 5 de 2006, qui peut prendre l’allure d’une amibe dans certaines phases de son développement, le situe ainsi dans une importante lignée relevant de l’abstraction non-géométrique, commencée avec Jean Arp, László Moholy-Nagy, César Domela, Auguste Herbin et qui trouve aussi son pendant dans le Picasso de la période dadaïste-surréaliste : son œuvre Guitare du printemps 1926 (Paris, Musée Picasso), constituée d’une serpillère usagée et étirée par des ficelles, en est un exemple avec son contour on ne peut plus indéterminé. Indéterminée et insaisissable, ce sont bien les mots qui caractérisent l’oeuvre de Roger Vilder Jello : elle bouge, elle « respire », le comble de l’organique en somme et peut-on oser aller aussi loin, du « vivant » ? Dans un essai « xxx » publié ci-après, Marianne le Pommeré revient sur l’importance prise par l’organique dans son art.
À l’opposé, ses reliefs intitulés Lignes, où les mécanismes demeurent cachés, avec leurs lignes blanches ou noires en groupes de 4 ou 6, qui se déplacent lentement à l’horizontale et à la verticale, se rapprochent, s’éloignent, se croisent à des vitesses différentes, ont ramené, c’était en 1971, Roger Vilder dans le monde du constructivisme. La référence à l’art de Piet Mondrian y est bien sûr explicite : les mêmes éléments, des lignes qui se croisent ; les mêmes structures, orthogonales ; le vocabulaire et la grammaire du néoplasticisme, mais dont l’artiste bouleverse les règles en mettant l’ensemble en mouvement. À la permanence d’un côté, de l’autre le changement ; à la stabilité, l’incertitude ; à l’immuabilité, un enchaînement de longue durée. Une autre perception pour une autre vision, mais bien dans le même esprit que celui de Jesús-Rafael Soto quand il avait entrepris, tout juste arrivé à Paris au début des années 1950, de « faire bouger » les lignes de Mondrian (Composition dynamique, 1951, Paris, succession Soto) ; la suite de son travail est connue.

Roger Vilder, quant à lui, toujours à la recherche de nouveaux moyens d’expression, s’est approprié l’usage du tube de néon qu’il pare de vertus esthétiques. Il écrit : « Quoi de plus beau que le bleu de l’argon à travers un tube de verre transparent ». En 1968, il réalise sa première œuvre en tube de néon, une figure composée d’une seule ligne déployant ses volutes dans l’espace (Michele, détruite), qui doit beaucoup dans son allure à l’art du sculpteur américain José de Rivera. Elle est statique et encore de dimensions modestes. Voici quelques années plus tard, 6 courbes de néon bleu en 1970 : de hautes lignes verticales en forme de S, tournant sur elles-mêmes à des vitesses différentes, installées en batterie, modèlent l’espace de leurs ondulations. L’œuvre reste unique. Mais Roger Vilder ne s’en tient pas là. Il utilise bien vite des tubes de néon de différentes couleurs dans ses reliefs aux lignes mobiles, renforçant d’un côté leur continuité avec les tableaux de la période new-yorkaise de Mondrian, Broadway Boogie-Boogie par exemple et de l’autre développant toutes leurs potentialités. Plus récemment en 2010, Roger Vilder s’est intéressé à la figure du cube de Boy, un volume tridimensionnel géométrique obtenu à partir de surfaces développées et dont les arêtes engendrent une ligne continue. Effaçant le volume, Roger Vilder n’en retient que le contour qu’il dessine au moyen d’un tube de néon : il crée ainsi une structure dont les lignes se croisent visuellement dans l’espace et engendrent une lecture de la forme plus difficile. Il accentue dans le même temps cette impression d’inextricabilité en brisant les angles droits, provoquant l’effondrement de cette structure (Variation sur cube de Boy 3, 2012), dans un processus qui n’est pas sans analogie avec la pratique de François Morellet dans ses œuvres en néon intitulées Lamentable : un cercle brisé en 8 segments égaux, suspendu, comme on l’a vu magnifiquement installé dans l’église du couvent de La Tourette construit par Le Corbusier.
Il y a encore chez Roger Vilder son intérêt manifesté pour l’utilisation de l’ordinateur : il en est un pionnier aux côtés de Herbert W. Franke, Georg Nees, Frieder Nake , surtout Manfred Mohr et Vera Molnar, auxquels se joindront plus tard Gottfried Honegger, François Morellet et bien d’autres. L’ordinateur lui offre le moyen d’avoir instantanément les résultats d’un programme qu’il a établi et de pouvoir en examiner toutes les possibilités : il en donne un aperçu dans sa lithographie de 1976 Signes, qui répertorie 90 combinaisons différentes d’une même forme, elle-même changeante. Le résultat débouche la même année sur un ensemble de 5 sculptures monumentales debout et alignées tel un hommage aux statues de l’île de Pâques. Une autre lithographie de 1976 répertorie 225 configurations différentes d’un motif constitué de 4 surfaces variables. Ce programme lui permet de réaliser en 1978 son installation 16 volumes d’aluminium au sol, dans un esprit voisin de celui des sculptures horizontales du Minimal Art.
Dans le même temps, fort de toutes ces expériences, Roger Vilder s’investit dans la pratique du cinéma d’animation. Il élabore dès 1971 le programme d’un film abstrait réalisé avec les moyens de l’ordinateur et dont les « acteurs » sont les couleurs rouge, jaune, bleue et verte définies par une forme géométrique simple et mises en mouvement dans un espace plat. Il décrit ainsi le processus de ce film intitulé Couleurs en mouvement qu’il réalise en 1975 au Centre de recherche scientifique du Canada à Ottawa : « Ce film regroupe 4 couleurs - le rouge, le bleu, le vert et le jaune - qui se présentent en un point central avant de grandir, d’évoluer et de se rétracter sous forme de carrés et de rectangles à des vitesses de croissance différentes. Chaque couleur domine les autres à tour de rôle en occupant tout l’espace de l’écran, puis elles se découpent en 4 carrés, décroissent en un point central et disparaissent. ». Il s’agit bien de mouvement, il s’agit toujours de cinétisme et d’une belle continuité offerte au film Rythmus 21 de Hans Richter réalisé en 1921 par l’artiste dadaïste abstrait à Berlin.
De là pour Roger Vilder l’utilisation des algorithmes et la possibilité de concevoir et de réaliser des programmes à l’infini, dont il confie la réalisation au moyen d’ écrans tactiles (Algorithme 4K4c, de 2012) requérant la participation active de la personne qui visionne l’œuvre.

Une grande unité caractérise l’art de Roger Vilder en même temps que la multiplicité de ses aspects est manifeste. L’expression du mouvement a été sa préoccupation essentielle, ensuite celle d’allier la géométrie et l’organique. Mais ce qui caractérise peut-être plus encore l’ensemble de son œuvre est sa démarche, sa méthode fondée sur la recherche. Il se présente lui-même en temps que « chercheur en mouvement » : c’est l’intitulé de son catalogue publié en 2013. Déjà en 1961, Horacio-Garcia Rossi, Julio Le Parc, François Morellet, Francisco Sobrino, Yvaral avaient fondé à Paris le Groupe de recherche d’art visuel, le bien nommé GRAV. Il y a eu aussi le Gruppo T, le Gruppo N et le Gruppo M.I.D. en Italie constitués dans le même esprit. C’est le principe de la recherche qui anime à partir de 1963 les artistes du mouvement Nouvelles Tendances qui se réunissent à Zagreb et leur évolution vers la technologie, laquelle finira d’ailleurs par l’emporter sur l’art lui-même. C’est aussi cette idée qui fonde, on l’a vu, les protagonistes de l’E.A.T. aux États-Unis. Il faut encore mentionner Gyorgy Kepes, l’héritier de Moholy-Nagy au New Bauhaus à Chicago, professeur au M.I.T. dont le programme d’action consistait à rapprocher les sciences, la sociologie et l’art et à les intégrer dans le monde moderne. De son côté la revue Leonardo, fondée à Paris en 1968 par l’ingénieur et artiste cinétique Frank Malina, avait pour but de publier des écrits d’artistes, de chercheurs ou de théoriciens dans le domaine des arts et des techniques. Roger Vilder n’est pas isolé. Il participe à un vaste ensemble où se manifestent les mêmes préoccupations et les mêmes engagements. C’est ainsi qu’il va finalement s’intéresser plus à l’exploration de territoires inconnus et à la découverte de nouveaux moyens qu’aux résultats que l’on peut en obtenir. Son ami François Morellet ne déclarait-il pas en 1971 : « Le résultat m’intéresse évidemment moins que le système lui-même ». On voit la communauté de pensée qui unit ces grands créateurs. La démarche de Roger Vilder est fondée sur l’intuition et l’expérimentation et s’aide de la technologie. Aujourd’hui ses contemporains des nouvelles générations, Žilvinas Kempinas, Pe Lang, le groupe LAb[au], Elias Crespin se placent dans son sillage, lui assurant une légitime et magnifique continuité.