Reflexions personnelles

ESSAI

Création, processus, développement, élan vital, ...autant de concepts qui tournent et retournent dans mon esprit, obsédé par un incessant besoin de comprendre ce qui donne forme aux êtres et aux choses. Y a-t-il un sens à ces jeux d'influences qui déterminent leurs formes, couleurs et textures? Telles sont les questions et tentatives de compréhension de l'artiste qui souhaite que son oeuvre traduise poétiquement et en toute humilité, une partie des réalités du monde.
Étudiant des beaux-arts à l'Université Concordia de Montréal, au Canada, j'ai été influencé par mes professeurs. Je peignais des tableaux à l'huile ou à l'acrylique, dans un style proche des abstraits expressionnistes américains comme Kline, Motherwell, Pollock. Ces peintures ont été exposées à la galerie Delrue, à Montréal en 1965.

Cette même année, au cours d'une exposition de la faculté de biologie de l'université Concordia, j'ai vu une «machine » qui transportait des tubes d'essai, montés sur une chaîne industrielle, permettant ainsi de présenter les tubes sous différents robinets qui y versaient des liquides propres aux expériences prévues par un protocole préétabli. La chaîne tournait autour de pignons lui permettant de changer de direction selon un certain parcours. Les mouvements rapides, précis de l'ensemble avaient quelque chose de magique. J'étais subjugué, fasciné, sidéré. Immédiatement propulsé dans un ailleurs extatique, où je me remémorais des scènes que j'avais déjà observées dans la nature ; par exemple, les feuilles d'un tremble qui s'agitent dans le vent. De l'ensemble se dégageait une saisissante impression de vie. Quelques années plus tôt, sur une plage du Pacifique au Mexique, j'avais passé seul plusieurs heures par jour à observer les vagues de l'océan. J'essayais de décoder une certaine logique entre leur formation et leur développement jusqu'à leur mort sur la grève. Le souvenir de ces mouvements me revenait, tandis que les images de la chaîne tournant autour des pignons hantaient mon esprit. Au cours des jours qui suivirent, j'ai visualisé en un instant ma première pièce dans ses moindres détails mécaniques alors que je n'avais à l'époque aucune connaissance dans ce domaine.

PREMIERS TRAVAUX

Sur un support en bois, j'ai réalisé un montage constitué d'une chaîne qui montait et descendait autour de pignons portant des pastilles de métal chromé. Elles montaient et descendaient, se croisant dans un va-et-vient continu vertical, reflétant le spectateur et son environnement, et morcelant la réalité visuelle de l'observateur dont le regard se fixe naturellement sur une des surfaces réfléchissantes descendantes. Il la suit des yeux, passe sur une autre surface montante avant de voir l'ensemble en essayant d'y déceler l'existence d'une logique quelconque.

Maquettes ou prototypes développés autour de systèmes mécaniques adaptés aux besoins esthétiques suivirent, dont voici quelques exemples non exhaustifs:
- Série "Pulsations" de 1966, assemblage d'une centaine d'engrenages minimum, est mis en scène, sur une surface carrée. Chaque engrenage est recouvert d'un même graphisme. Un moteur électrique avec variateur de vitesse actionne l'ensemble. En jouant avec la vitesse, divers phénomènes se présentent à l'oeil de l'observateur, allant de la simple sensation de sensualité ou de vie organique, jusqu'aux effets d'illusion optique comme lorsque par exemple, certaines couleurs disparaissent au profit de l'une d'entre elles par simple réaction rétinienne.

- Série des "Contractions" réalisées dès 1968 : des formes géométriques, définies par des ressorts fixés sur une chaîne industrielle tournant autour de pignons d'après un circuit préétabli, définissent des figures carrées ou des polygones. Chaque segment de chaîne se déplace à une vitesse différente, permettant une variété de figures géométriques, croissantes et décroissantes, dans un cycle répétitif ou aléatoire.

Le ressort a une autre propriété. Selon la forme du ressort, le diamètre de la tige qui forme les spires et l'espace qui sépare les spires, le ressort vibre presque indéfiniment au moindre souffle du vent, ou au moindre choc, comme mû par une pulsion de vie interne.

- "Cube de silicone dans une sphère de pyrex" de 1970 montre un cube de silicone gélatineux qui respire à l'inverse du poumon. Le cube, contenant des bulles d'air prisonnières du silicone, est placé dans une sphère de pyrex. Une pompe à vide se déclenche et pendant sept minutes fait le vide dans la sphère. L'air dans le silicone tente de s'échapper en transformant le cube en une masse informe qui remplit la sphère, contrairement au poumon qui réduit son volume quand l'air est évacué.
Au bout du temps programmé, la pompe s'arrête et la pression atmosphérique revient dans la sphère pendant 7 autres minutes, ce qui permet à la masse de silicone de reprendre sa forme initiale de cube. Le cycle total dure 14 minutes en continu.

- Toujours en 1970, j'ai présenté une suite de 11 doubles courbes de néon en forme de S. Chaque courbe est de plus en plus accentuée d'un bleu de plus en plus foncé au fur et à mesure que la courbure augmente. Les 11 courbes tournent à des vitesses différentes les unes des autres, suggérant une chorégraphie de l'ensemble.

En 1971, j'ai entrepris une nouvelle série intitulée « Lignes ». Sur une surface en deux dimensions, des lignes de métal peint en noir ou blanc, (de deux à six lignes) sont fixées sur des mécanismes motorisés. Les lignes parallèles et perpendiculaires se meuvent chacune à une vitesse relativement lente et sensiblement différente les unes des autres, formant des quadrilatères à l'infini. Il faut attendre de deux à dix semaines avant que la composition originelle ne réapparaisse. Plus tard, j'y ai ajouté la couleur en utilisant le néon. Cette série de pièces est apparentée au travail de Piet Mondrian en tant qu'interprétation de certaines de ses oeuvres. Ainsi, en 1972, en hommage à un tableau de Mondrian, constituée de deux lignes noires sur fond blanc en forme de losange, j'ai réalisé une pièce faite également de deux lignes noires, chacune se déplaçant à une vitesse différente l'une de l'autre dans un cycle de deux semaines. Cette pièce est au musée de Krefeld, en Allemagne.
Le simple fait d'avoir ajouté le mouvement dans le cadre de mes structures intitulées « Lignes » modifie radicalement la nature de la perception. La relation des quadrilatères en perpétuelle animation élimine la notion d'équilibre absolu pour une transformation constante et continue des surfaces définies par les lignes. L'apport de la magie du mouvement surprend le spectateur. Elle induit chez celui-ci une anticipation ponctuelle des phénomènes dont il est témoin, sollicitant sa perception sans attente d'une solution finale, définitive, absolue grâce au flux constant du mouvement.

La forme du carré est l'absolu dans la quête d'une forme parfaite. Alors que le cercle, incite à tourner sur lui-même et que tous les points de son périmètre sont égaux sans aucune référence géographique, le carré stabilise, sécurise par l'existence des 4 coins clairement situés et repérables, gauche-droite, haut-bas.
C'est dans cette dynamique que mon travail s'inscrit, en suite logique des Suprématistes et Constructivistes russes. Naum Gabo et Kasimir Malevitch ont introduit l'exploration de matériaux et techniques industrielles, pour le premier, et évacué tant la présence de l'humain qu'un registre d'émotions au profit de la perception, pour le second. Ils ont utilisé les notions classiques de l'espace, la couleur, la ligne, les formes géométriques simples, non pour décrire ou exprimer l'émotion ressentie, mais pour la dépasser au profit des énergies intrinsèques à ces notions. La couleur rouge n'est pas là pour décrire ou identifier un fruit ou tout objet rouge, mais porte en soi une énergie qui lui est propre et qui varie selon sa place géographique dans le contexte de son environnement et sa quantité de surface relative aux autres couleurs présentes. Joseph Albers a abondamment exploré et mis en évidence dans sa théorie de « l'Interaction de la couleur », les potentiels énergétiques des couleurs.

Mon intérêt pour le mouvement s'est peu à peu mué en obsession sans pour autant négliger les autres éléments que sont l'espace, la couleur, le volume. Sur le plan esthétique, je privilégie l'harmonie de la composition dans un continuum temporel et spatial. Je cherche à exprimer la synergie du temps et du mouvement réel en créant dans un espace déterminé, les équivalences des formes constamment renouvelées. C'est alors que s'impose la complexité des relations dues au changement de tailles des formes concernées.
Le mouvement implique la transformation, l'évolution, la mutation d'un état à un autre, de formes, de proportions, de couleurs, de textures. Son flux continu devient une fin en soi. Il existe différents types de mouvements : linéaire, circulaire, ondulatoire,
erratique, vibratoire.
Essayer de traduire poétiquement la formation, la croissance et décroissance, ou encore la transformation d'une forme ou le lien entre plusieurs formes simultanément en mouvement, montrer ce qui se passe dans l'univers à notre insu autrement que par des illustrations ou des théories scientifiques, voilà ce qui motive mon travail.
J'ai eu l'occasion d'observer en direct ou par l'intermédiaire de reportages filmés, bien des mouvements naturels de l'air, de l'eau, ou d'ensembles d'espèces animales en déplacement. « Le mouvement est la cause de la vie », soutenait Leonard de Vinci. « Tout événement, objet ou entité, observable et descriptible quel qu'il soit, est extrait d'un flux uni, indéfinissable et inconnaissable» selon le physicien David Bohm, dans sa théorie de « l'Holomouvement » (1994).
L'esprit pensant, l'action de penser, l'objet de la pensée ainsi que tout l'environnement extérieur du penseur sont en perpétuel mouvement. Ils interfèrent les uns avec les autres pour se transformer, muter, évoluer. Rien n'est statique, sclérosé, fixé ou définitif. « Dans la mesure où jamais le changement n'arrête son perpétuel devenir, tout existe perpétuellement, immuable dans le cycle du temps... » écrit Empédocle d'Agrigente dans un de ses poèmes 435 ans avant J.C.
Le spectateur devient témoin d'une expérience cinétique spatio-temporelle. Libre à lui de projeter ce qu'il ressent en voyant ces formes. Connaissance et émerveillement coexistent. L'une grâce aux découvertes scientifiques analysées par l'esprit et l'autre, irrationnel et poétique souvent traduit métaphoriquement.

SCIENCE ET MOUVEMENT

La science actuelle est en mesure d'expliquer une grande partie des processus qui sont à l'origine d'un nombre quasi infini de phénomènes naturels. Ils se manifestent sous toute sorte de formes, de couleurs et de textures, parfois semblables, mais jamais parfaitement identiques. Que ce soit dans le monde humain, animal ou végétal, ces manifestations sont le résultat d'innombrables mutations provoquées par les impératifs de survie imposés par le milieu ambiant. Dans le monde minéral, elles résultent de formidables contraintes, telles que pressions, cataclysmes et érosions plus ou moins lentes qui déterminent leur état. C'est parce qu'elles répondent à des impératifs de survie que les formes et leurs attributs sont en perpétuelle évolution : « Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme », loi énoncée par Antoine Lavoisier, devant l'Académie des Sciences, en 1777, faisant écho au poème d'Empédocle d'Agrigente déjà cité, « Les éléments sont identiques éternellement à eux-mêmes, ils ne font qu'échanger d'apparentes métamorphoses, ... »
Il ressort de ces constats que le choix qu'impose la nature à l'évolution de ces manifestations est la condition sine qua non de l'état de leur existence. La survie de toutes les espèces vivantes du monde végétal et animal dépend à tout instant, de leurs facultés d'adaptation. Cela découle davantage d'un processus subi que choisi.

« Un corps tend toujours à prendre la forme qui présente une énergie superficielle minimum compatible avec la forme qui l'oriente », écrit Pierre Curie. Les proportions d'une grande majorité d'espèces vivantes aussi bien dans le monde animal que végétal sont donc imposées par la nécessité. Ainsi, la croissance de chaque espèce végétale se caractérise par le rythme du développement spiralé des feuilles autour des tiges. Le processus de croissance d'un arbre, d'une fleur, d'un fruit est invariable.
Il évolue selon des rythmes du type : 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34, 55, 89.... entres autres, correspondant à la suite de Fibonacci, où chaque terme est égal à la somme des deux nombres précédents, (1+1 = 2, 2+1 = 3, etc.) dans laquelle le rapport de deux termes consécutifs est proche du nombre d'or, soit 1,618. Chaque essence d'arbre a un « nombre » correspondant au nombre de tours qu'il faut pour retrouver une branche superposée à l'aplomb d'une précédente, appelé divergence ou phyllotaxie. On en compte 3 dans le cas de l'aulne, soit 1/3 ; 2/5 pour le cerisier ; la pomme de pin et l'anémone 8/13 ; l'orme 1/2, etc. Le numérateur indique la quantité de tours à effectuer autour de la tige pour atteindre une feuille directement superposée à une autre feuille alors que le dénominateur est le nombre de feuilles rencontrées au cours de cette révolution.
L'Homme a reconduit intuitivement ou consciemment ces normes de proportions dans la majorité des objets et des monuments classiques qu'il a façonnés ou construits, et ce depuis l'aube des temps de l'humanité. « La beauté est la forme intégrée », disait Sir William Armstrong.
Adrien Béjean déclare dans sa Théorie constructale de 1995 : « La distribution optimale des imperfections est ce qui génère les formes dans la nature ». Cette proposition converge avec mes observations décrites plus haut sur les phénomènes visuels constatés dans la nature, et confirme également la pertinence de mes intentions intuitives appliquées à mes objets. Par exemple, certaines similitudes de formes qu'on retrouve
- dans les pierres de petites tailles et les grands rochers ou amas de roches,
la forme globale des déplacements de certaines espèces d'oiseaux, de poissons et de moutons, dans leur élément naturel, air, eau, terre,
- les ramifications des racines et des branches d'un même arbre,
- le réseau sanguin ou respiratoire des mammifères,
- la formation de certains coraux ou deltas de fleuve,
la répartition des 'branches' lors de l'apparition des éclairs.

L'évidence des « divines proportions » est remarquable dans un grand nombre d'espèces comme les mammifères, les coquillages, ou les poissons. La notion de répétition, jamais à l'identique, y est inscrite. Ainsi, ce qui paraissait chaotique est devenu, par le biais d'équations mathématiques, des formes dites fractales. Tous ces changements continuels sont issus des changements physiques sur la terre et dans l'univers. Ils s'adaptent aux réalités du monde subatomique ou cosmique que certaines sciences étudient. Le monde des formes change sans cesse de nanotième d'instant en nanotième d'instant.
Nous savons que c'est le mouvement des plaques tectoniques et l'activité interne du magma au centre de la terre qui a engendré la formation d'îles, de volcans, de montagnes qui s'érodent pour devenir roches puis galets que l'on ramasse et enfin sable fin que l'on laisse couler entre ses doigts. Nous savons aussi que le vent, la pluie, les courants marins façonnent les paysages, les côtes terrestres et distribuent les nuages dans le ciel. La science nous explique pourquoi un coquelicot est rouge et analyse le mécanisme d'une émotion qui se traduit par des impulsions électriques résultant d'échanges biochimiques dans notre cerveau, l'algorithme du mouvement d'un essaim de moustiques ou des méandres causées par le déplacement d'un serpent, d'un groupe de pigeons tournant les uns autour des autres.

Bien qu'on démythifie le hasard par des calculs mathématiques de probabilités ou que l'on illustre le chaos par des images de fractales, nous demeurons sensibles à la poésie d'un champ de coquelicots, à l'intensité d'une émotion, à l'éternel flux et reflux des vagues de l'océan. Sensibilité et intensité sont les fondamentaux du processus de création artistique.

Le monde visuel qui nous entoure est la conséquence de la 'Fonction' entendue comme une nécessité, et déjà décrite précédemment. Elle ne laisse aucun autre choix possible, que celui de l'efficacité.

Cette 'fonction' est la valeur essentielle que j'ai intégrée dans mon travail; on y retrouve le mouvement, la transformation, la mutation, et le changement. Elle est considérée comme une chaîne de causes et d'effets ininterrompus, et a pour aboutissement les phénomènes visuels de notre environnement dans la réalité ordinaire. Même si la science nous révèle ce monde qui nous entoure, tout cela reste magique à mes yeux.

La richesse du monde visuel dans lequel nous baignons me donne le vertige, du fait que je ne serai jamais à même de traduire cette complexité tant les variations sont infinies et en perpétuel changement. Difficile constat. Malgré tout, mon insatiable curiosité me pousse à vouloir trouver, résoudre, comprendre'. C'est peut être à ce niveau que se situe le vrai mouvement perpétuel... rechercher et comprendre ce qui est indéfinissable et inconnaissable dans l’absolu!

TEMPS ET ESPACE

Contrairement à la nature, qui dispose d'un temps infini pour exprimer une transformatio qu'un temps limité. Je fais donc appel à des notions de contraste et de densité pour y parven, je n'ainir, car elles contribuent à dramatiser. Tout mouvement implique un déplacement effectué dans le temps et dans l'espace. Le temps devient un élément essentiel, comme tout autre notion intervenant dans la création d'une cuvre d'art. Qui dit temps, dit vitesse de déplacement. Mes pièces évoluent à des vitesses lentes, volontairement. Elles expriment quelquefois des tensions, mais jamais d'agressivité.

La mécanique a ses contraintes inhérentes à la matière dont elle est souvent faite, à savoir l'acier. Il m'a fallu les accepter et parfois les contourner. Ce sont ces contraintes qui m'ont placé dans un contexte créatif semblable à celui des forces naturelles.
À l'origine de la série « Contractions », j'imaginais créer une forme à partir d'un matériau capable de s'étirer dans l'espace. J'ai alors recherché une matière élastique qui puisse se développer sur trois axes : hauteur, largeur et profondeur, puis de revenir fidèlement à sa forme et à sa taille d'origine. À défaut de ce type de matériaux, j'ai choisi le ressort. Si le fil d'acier dont il est fabriqué est traité pour éliminer toute tension, le ressort s'étirera de quelques fois sa longueur originelle et retournera à sa dimension première indéfiniment. La relation proportionnelle du diamètre de la section à la longueur du segment du ressort peut faire de ce dernier un élément linéaire. J'ai donc utilisé des ressorts pour circonscrire polygones ou quadrilatères. Ceux-ci prennent vie comme un organisme vivant, grâce au mouvement. Dans le même temps, le mécanisme, constitué d'engrenages, pignons et chaîne industrielle qui véhicule les ressorts, est visible pour le spectateur. Sur le plan esthétique, il fait partie intégrante de l'expression globale de l'oeuvre. Les objets que je construis s'imposent à moi. Une fois le choix d'un concept de travail établi, un processus démarre en tenant compte de certains paramètres :
- ce qui a été fait et exprimé par d'autres artistes,
- la taille ou l'échelle,
- mes connaissances techniques,
- le choix des matériaux, choisis en fonction de l'efficacité dans l'expression du concept, plutôt que par souci de séduction,
les contraintes économiques.
Il m'arrive de fabriquer les pièces mécaniques qui vont servir à l'élaboration de l'oeuvre. Je traduis le mouvement dans le contraste, l'économie et la simplicité des moyens utilisés. Tout comme la lumière et l'obscurité, le noir et le blanc est le contraste maximum dont je me sers. J'évite la couleur. D'une part, parce que je me méfie de sa séduction, d'autre part parce que je ne veux pas avoir à choisir une couleur. Je souhaiterais que le mouvement et la forme déterminent la couleur par fonction et nécessité, comme dans la nature.
La couleur peinte a le désavantage de ternir avec le temps. La couleur véhiculée par la lumière a une intensité et un degré de saturation beaucoup plus dense. Ainsi, le rouge éclatant des signalisations électriques d m'a toujours attiré. Voir un gaz comme le néon, le krypton ou l'argon qui s'illumine par ionisation, c'est magique. Quoi de plus beau que le bleu de l'argon à travers un tube de verre transparent ?
Une rencontre fortuite avec des spécialistes de l'informatique, bien avant l'apparition des micro-ordinateurs, m'a permis d'accéder au monde de l'image de synthèse. Toujours fidèle aux éléments géométriques simples, j'ai transposé le mouvement en une série d'images fixes, comme pour les images d'un film, juxtaposant sur une même surface la progression et le changement de proportion d'une ou de plusieurs formes géométriques. En jouant avec des ratios de vitesse à nombre entier et/ ou irrationnel, j'ai obtenu des cycles plus ou moins longs, répétitifs ou aléatoires, respectant ainsi l'idée d'analogie avec des systèmes ou des processus naturels,
L'utilisation de l'ordinateur a, en soi, une dynamique proche du cinétisme. Il induit un échange quasi instantané de la commande à la réponse, comme dans une conversation, et par là exhibe une évolution, un changement dans le temps.
De plus, la rapidité d'exécution surprend par rapport aux techniques de fabrication classiques. Je fais référence à la production, de peintures ou de sculptures, en passant par différentes techniques d'impression comme la lithographie, l'eau-forte et d'autres types de gravure. Le fait que l'objet soit réalisé par un ordinateur n'enlève rien à sa valeur en tant qu'oeuvre d'art. L'ordinateur est un outil. Il permet des changements et ajustements au fur et à mesure des échanges et des résultats obtenus, et même, d'aller plus loin que la réalité mécanique. Il n'y a pas de limite à la création de formes, si ce n'est celle du programmateur. Toute forme est réalisable et ce faisant, la réalité que nous percevons est traduisible en algorithmes.
LES FORMES

Tout en continuant mes recherches cinétiques, j'ai été constamment intéressé par les pierres, les galets ou les roches que je choisissais pour leur forme et leur aspect extérieur . J'ai donc ramassé des pierres de petits formats. Comme je le mentionnais, une certaine constante de forme apparaît entre les petites pierres et les énormes monolithes. Leurs formes sont essentiellement anthropomorphiques, plus généralement organiques.
Je ressens vis-à-vis des pierres la même attraction que celle que j'éprouve pour les étoiles, les galaxies et l'univers tout entier: un sentiment d'éternité. Je ne peux pas tenir une étoile dans ma main, aussi je me contente de ramasser des pierres, ce qui me donne l'illusion de toucher à l'univers dont elles proviennent.
J'aime les formes, qu'elles soient d'essences géométriques régulières, libres ou anthropomorphiques. La nature produit les unes et les autres. L'araignée, insecte aux formes bien organiques, tisse sa toile dans une géométrie presque parfaite.
Il en va de même pour l'abeille et sa ruche. Et que dire des nombreuses formes de croissance elliptique de certains coquillages, de l'implantation des graines d'un tournesol ? Je rêve d'un volume géométrique qui enfanterait un être vivant. Et pourquoi pas des nuages en forme de cube ou de sphère!
Ma curiosité pour les phénomènes visuels que la Nature met en oeuvre pour ses créations n'a d'égal que mon intérêt pour les Sciences, et plus particulièrement pour la physique quantique et la cosmologie. Bien que ma compréhension soit limitée sur le plan scientifique, leur extrapolation philosophique confirme mon intuition et mes choix esthétiques.
Comment ne pas être sensible à la poésie du simple intitulé : « théorème de l'incertitude », exprimé par le physicien Werner Heisenberg? Le contenu du théorème est prosaïque : «Pour une particule massive donnée, on ne peut pas connaître simultanément sa position et sa vitesse avec précision». L'incertitude est omniprésente au profit de la probabilité dans bien des domaines. C'est aussi la seule certitude sur laquelle on puisse compter. Le doute est une constante. Dans « Le point dans la bouche », Georges-Arthur Goldschmidt parle de la «permanente insuffisance de la création» qui l'oblige à changer sans cesse. Cette insuffisance de la Nature, tend à confirmer le sentiment d'incertitude. C'est aussi celle de l'Homme et bien sûr celle de l'artiste. Celui-ci se sent souvent frustré de ne pouvoir réaliser « l'Oeuvre » parfaite, unique et éternelle. C'est cette insuffisance même qui oblige la Nature à créer d'autres formes et l'artiste à explorer d'autres façons de traduire cette démarche pleine de doutes, d'échecs et parfois de réussites. Ces incertitudes m'ont conduit à explorer les possibilités de matériaux et de techniques très différents les uns des autres : composants mécaniques, électriques, laser, électronique, néon ou informatique. Le cinétisme permet modestement de mettre en évidence le mouvement incessant des flux de tout ce qui constitue la matière et l'énergie, visible et invisible du monde et de l'univers. Toutes les nouvelles technologies et matériaux qui en découlent sont des potentiels d'investigation à d'éventuelles applications métaphoriques dans les recherches artistiques. Elles suscitent des possibilités de développement pour certaines de mes recherches, ouvrant un champ d'exploration du mouvement à l’infini.

LA RECHERCHE

J'ai toujours souhaité travailler dans le contexte d'un laboratoire de recherche rattaché à une institution universitaire ou industrielle, afin d'étudier, participer, et rechercher l'intégration du mouvement dans le cadre des arts plastiques et de l'esthétique. L'exploration des technologies m'attire bien plus que la production d'oeuvres et leur mise en marché. Je me considère comme « un chercheur en mouvement du mouvement ». Certaines techniques nécessitent des connaissances scientifiques très pointues et un appareillage très sophistiqué. Je saisis cette occasion pour lancer un appel à tout chercheur ou ingénieur qui souhaiterait collaborer avec moi dans diverses disciplines scientifiques, dans cette exploration du mouvement.
Au niveau de la recherche, science et art se rejoignent, tous deux partent d'une « intuition ». Toutes les expériences scientifiques en relation avec le processus de la vie, créant la vie, témoignant des mutations, des transformations ou des évolutions sont autant de territoires d'expression 'artistique', à l'égal des peintures et sculptures, racontant des allégories religieuses des siècles passés, ou des expériences non figuratives des temps modernes. L'oeuvre d'art conceptuel repose sur une idée, tout comme la théorie scientifique. Ainsi cette dernière peut être considérée comme une oeuvre d'art conceptuel. La théorie scientifique n'en diffère que dans la mesure où elle doit impérativement être vérifiable et reproductible, Centres et musées des Sciences seront-ils les musées des arts contemporains de demain, où artistes et scientifiques exposeront leurs recherches ?

Au tout début de mon propos, je m'interrogeais sur le fait qu'il y ait un sens au monde visuel qui nous entoure. On peut décortiquer le "comment" des phénomènes physiques mais le "pourquoi" relève de croyances qu'on superpose. Dans l'art, il n'y a rien à comprendre. Il y a à ressentir. Sentir avec ses sens la chimie omniprésente qui se dégage d'une oeuvre d'art. Si elle est absente, alors rien ne se passe. Cette chimie est d'ordre magique et émotionnel de toute évidence, mais il existe différents niveaux d'émotions. Je me réfère principalement à l'émotion affective, physique ou intellectuelle. N'est-ce pas Pythagore qui disait que « tout est nombre » ? Combien de mathématiciens ont évoqué l'émotion vive, presque érotique que pouvait susciter une équation mathématique ! Nous sommes à l'orée du transhumanisme, mouvement créé aux U.S.A. qui regroupe les nanosciences, l'informatique et les sciences cognitives, où immortalité rime avec possibilité, où la création artificielle de nouvelles molécules capables de se reproduire devient une réalité accessible. Ces molécules, une fois introduites dans le cerveau, combleraient toute déficience de ce dernier, assurant la continuité d'une existence sans limite potentielle. La vie devient artifice comme l'art. L'homme troquerait sa 'naturalité' pour devenir artificiel dans l'éternité, une version du rêve de Faust actualisé ! Après tout, bon nombre d'artistes ont rêvé de créer à l'image de la vie, moi le premier. « Je ne sais pas où l'artificiel s'arrête et où le réel commence » disait prémonitoirement Andy Warhol. Voici qu'on crée le vivant artificiel. Vivre devient, au sens propre, un art. Mais ce n'est pas sans risque ! Aussi génial et prometteur que puisse être le transhumanisme, il existe le risque de voir l'implantation de la sélection génétique chez les humains et la perte du semblant de liberté que nous avons. Peut-on, en partie, compter sur les artistes pour ne pas se voir abuser ?

ROGER VILDER 2000 / 2007