L’orbite elliptique de Roger Vilder

Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.

Rimbaud

À la suite de son premier relief cinétique en 1966, Roger Vilder a développé un corpus conséquent d’œuvres dont l’inscription dans l’histoire d’un mouvement, celui du lumino-cinétisme, telle que Serge Lemoine nous la livre avec précision, rend incompréhensible son oubli progressif. Né au Liban il y aura 82 ans cette année, émigré avec sa famille au Canada, installé aujourd’hui, à Nîmes, son parcours étonne. L’homme est courtois et modeste. Il explique avec clarté ses idées et ses œuvres, indique ses sources et il peut être compris de tous : dans son texte qui est donné à lire ici, nul intellectualisme bavard ni la maladresse qu’ont parfois les écrits d’artistes qui s’expriment finalement, et c’est normal, mieux par leurs formes, leurs couleurs, leurs compositions, leur mise en espace que par les mots. Roger Vilder dit l’essentiel en phrases nettes, sur son art, les émotions qui l’ont nourri et sa philosophie de la vie.
Sans aucun doute, il a toujours été ainsi. Il fut apprécié de François Morellet dont on connaissait l’exigence intellectuelle. Cependant si les chemins n’ont pas divergé, sa personnalité est trop différente de beaucoup des artistes de sa famille. Roger Vilder est resté solitaire : un artisan qui expérimente avec ses mains les moteurs et leur mouvement, les chaînes industrielles, les ressorts et leur tension, pour exprimer ce qui semble être à l’opposé, une sensibilité, une poétique de la matière et de la vie. Sa production est aussi plus lente. Il prend son temps, il n’a pas d’assistant1. Il travaille seul. Presque retiré : il dit lui-même que ne pas aimer boire ni fumer l’a éloigné des conversations de ses amis. C’est un homme simple, ombrageux peut-être.
Il lit, mais apprend finalement plus des images. Surtout, il regarde beaucoup. La nature tout d’abord et les photographies, souvent scientifiques et celles des ouvrages de Gyorgy Kepes, lui confirment ses intuitions : les pierres et les cailloux qu’il collectionne sont comme pour Le Corbusier, Jean Arp, Kurt Schwitters, Charlotte Perriand, Fernand Léger et quelques autres grands « voyants », la preuve que la nature est un répertoire de formes parfaites. Ces formes, mouvantes et changeantes, dont on ne peut rien dire tant elles sont mystérieuses, révèlent pour lui l’harmonie du monde2. Il décline ainsi, dans Ciel et mer, une série de photographies, Ondulation, Lignes du lavoir, des petites vidéos, puis avec des algorithmes pour des compositions abstraites faites de formes géométriques très simples, les vagues et les nuages, passant ainsi au mouvement dans un plan fixe à son enregistrement filmé avec la vidéo, enfin à sa représentation abstraite dans des compositions que le calcul algorithmique rend imprévisible pour le spectateur, comme elle l’est dans la vie pour les nuages et les vagues.
Pour mieux comprendre ce qui justifie son passage du réel à l’abstraction, il faut regarder Animotion, contraction des mots animal et motion, son deuxième film qu’il a pu réaliser en 1982-1983 sur un projet de scénario de 1972 qu’il avait fait lire notamment à Pierre Restany et dont le story-board est publié dans le petit catalogue de son exposition en 1972 au Centre culturel du Canada à Paris3: il y montre ce qu’il y a de commun, bien qu’elles surviennent dans les trois éléments, air, eau, terre entre les formes dessinées par une nuée d’oiseaux le matin lorsqu’ils partent chercher leur nourriture, exécutent des volutes dans le ciel, et recommencent ces mêmes figures le soir à leur retour dans les arbres où ils nichent, celles d’un banc de poissons ondulant d’un côté à l’autre et celles du regroupement d’un troupeau de moutons poussés par un chien, l’ordre dans lequel ils évoluent évoquant pour lui « la relation entre l’un et le tout ». Le mouvement est recommencement, changement, métamorphose, qui sont la marque de la vie-même dans le temps. Pierre Restany fit l’éloge enthousiaste de ce film et le décrit comme « un carré parfait, assemblage de points, (devenant) oiseau, vol d'oiseaux, nuage en formation serrée, poisson, banc de poissons, pour retourner enfin au carré initial. L'esprit de géométrie s'identifie ici à l'instinct profond qui appréhende les manifestations élémentaires de l'existence ». Il y voit aussi « l’amour fou de la vie » de Roger Vilder et « son réalisme mystique »4.

Ce qui est toutefois vraiment particulier chez Roger Vilder, c’est qu’il a su tirer sa force aussi bien de l’observation de la nature dans une perspective cosmique pour entrevoir la possibilité et la nécessité d’exister de toutes choses, perpétuellement changeantes dans une recherche de l’harmonie, que dans le spectacle du monde moderne, révélé par les sciences et les technologies nouvelles.
Qui d’autre que lui verrait dans l’acheminement mécanique d’éprouvettes sous des robinets qui les remplissent d’un liquide coloré un ballet de formes poétiques ? Il s’agit d’une expérience somme toute banale dont la réception lui est singulière : elle le « subjugue », le « sidère » et il en assimile le spectacle à la beauté des feuilles d’un tremble, toujours en mouvement. Son émotion est telle qu’elle l’amène à une pratique.
Le mouvement est le ferment de ses rêveries, son centre. La rêverie est en effet une durée où l’esprit s’installe et voit soudain en un éclair, peut-être est-ce l’intuition, la valeur d’une expérience, le sens d’un événement pourtant complexe. Les scientifiques expliquent le surgissement de cette vision, Jean-Pierre Changeux par exemple, lorsque l’observation d’un tableau par un connaisseur lui permet de distinguer comme instantanément les influences, les sources d’une œuvre picturale, d’apprécier sa qualité et finalement de découvrir son auteur. Le poète Philippe Jaccottet explique ce phénomène en prenant pour exemple le mot cosmos, mot qui vient du grec ancien et dont le sens a été « ordre, convenance, puis monde, et la parure des femmes. La source de la poésie, ce sont ces moments où dans un éclair, quelquefois aussi par une lente imprégnation, ces trois sens coïncident. » D’autres poètes avant lui ont parlé de « Correspondances ». Chez Vilder, ce sont ces deux mondes de la connaissance ou de la voyance – ne parle t-il pas de « l’ailleurs extatique » où l’avait « propulsé » la chaîne des éprouvettes – qui cohabitent.
On pense aussi aux curiosités que l’on recherchait autrefois et plus spécialement aux naturalia, ces merveilles issues de la nature5. Roger Vilder collectionne les pierres, comme l’avaient fait avant lui au XXe siècle d’autres artistes, et certains amateurs depuis le XVIe siècle pour leurs cabinets. À l’origine, ces curiosités étaient considérées comme des objets admirables certes, mais également porteurs de connaissances, venus de voyages lointains, issus de tous les éléments du monde, cornes de licorne, oignons de tulipes noires, coraux, fossiles, insectes, carapaces de tortues, parfois inclassables ( est-ce un animal ou une plante ?)… et considérés comme enrichissants parce que sujets d’études nouvelles. Les curieux étaient proches des scientifiques par leur esprit. C’est le même regard que Roger Vilder porte sur les pierres et les images du corps et de la nature connues aujourd’hui par les macrophotographies : il y observe la ressemblance des réseaux nerveux et des veines avec les racines des arbres, les nervures de feuilles, comme autrefois au XVIème siècle, l’orfèvre Wenzel Jamnitzer, l’auteur d’une « curiosité » remarquable, avait fait d’un corail rouge les ramifications des bras devenus branches d’une statuette représentant Daphné lorsqu’elle se transforme en arbre pour échapper à Apollon6.

L’art lumino-cinétique a été et reste le plus souvent assimilé à un art très mécanique, rationnel, issu de l’art abstrait géométrique, élaboré à partir de l’expérimentation, du calcul et de l’utilisation de systèmes. Les artistes ont en effet voulu s’approprier les méthodes des ingénieurs, le statut de chercheur, dans le nom qu’ils ont donné aux groupes qu’ils ont formé, les chercheurs travaillant plutôt en équipe : ainsi Equipo 57, le Groupe de recherche d’art visuel dont même le sigle, GRAV, devient signifiant, et jusque dans leur habillement parfois : on avait connu la combinaison de Moholy-Nagy et celle de Rodtchenko ; la blouse bleue de Julio Le Parc a la même prétention, jointe à celle, plus confuse étant donné l’organisation de son atelier aujourd’hui, d’être un ouvrier qui travaille de ses mains en usine. Aux fabrications mécaniques déjà anciennes, ils ont voulu s’adjoindre les techniques les plus avancées de leur époque, celle de l’ordinateur, de l’informatique, voire de la cybernétique comme ce fut tout de suite le cas pour Vasarely et Schöffer. Un institut américain, l’EAT ( Experiments in Art and Technology) a été fondé en 1967 dans le but de rapprocher les artistes et les ingénieurs : une exposition a été organisée avec Robert Rauschenberg et Billy Klüver, un ingénieur électricien, qui a réuni comme un couronnement au Brooklyn Museum en 1968 des participants choisis parmi quelque 120 candidatures des deux mondes ; au terme de l’exposition, un prix a été décerné par des ingénieurs qui distinguèrent l’un des leurs. Roger Vilder participa de cette ambition d’utiliser les technologies nouvelles et de travailler avec les scientifiques mais sans davantage de succès que ses condisciples. Joindre deux mondes pour un travail en commun demande des explications et du temps.

On dit qu’une autre source du lumino-cinétisme serait philosophique: cette tendance artistique trouverait son origine dans les écrits de Maurice Merleau-Ponty. Son analyse de l’expérience de la vision était d’ailleurs reprise par William C. Seitz qui qualifiait de « perceptual », en anglais, l’une des formes expressives de l’abstraction née au début du XXe siècle et dont les évolutions allaient constituer l’objet de l’exposition, The Responsive Eye, qu’il organisera en 1965 au Museum of Modern Art à New York. À la suite de Seitz, la question de la perception va devenir constante pour définir le cadre théorique des recherches des artistes lumino-cinétiques. Au point de faire oublier pour certains les oeuvres elles-mêmes : un environnement cité souvent, construit pour une exposition des Nouvelles Tendances à Zagreb en 1965, avait pourtant pour but de « mesurer le rapport entre la complexité du message visuel et de l’information esthétique ». Le mot « esthétique » est aujourd’hui banni des études des historiens d’art actuels.
Outre Merleau Ponty est cité Norbert Wiener qui s’intitule lui-même philosophe de « l’automation », et qui, à partir de sa connaissance des mathématiques appliquées, des sciences de l’information et de la communication, a été le pionnier de la « cybernétique »7. Il y a aussi les neuro-scientifiques, tels que Warren Mc Culloch, William Grey-Walter, certains psychologues du comportement, et Henri Piraux, un ingénieur qui avait construit un robot - on peut en sourire - en forme de chien, à la suite des travaux de Grey-Walter et de son robot électronique, déjà en forme d’animal, une tortue qu’il baptise de plus Elsie et qui va se « nourrir » de lumière.
Les études de ces chercheurs auraient seules permis aux artistes de créer des « outils perceptuels » impliquant la participation active du spectateur pour comprendre l’interaction de ces « outils » avec l’homme, de la même manière que Grey-Walter avait observé le comportement d’Elsie dans son appartement. Umberto Eco déclarera que les artistes cinétiques voulaient « favoriser l’adaptation à toute une dynamique perceptive que les nouvelles conditions technologiques avaient provoquée8 ».

Pour Roger Vilder, il apparaît clairement que c’est dans l’entre-deux de ces mondes qu’il a voulu se situer. Son parcours semble elliptique, tel celui de certaines planètes autour du soleil, « une orbite excentrique », dont parle Friedrich Hölderlin dans Thalia, allant dans ses directions essentielles de la simplicité la plus grande que donne le regard sur la nature à la réflexion la plus accomplie sur la culture de son temps. Très vite sensible aux dangers que la science faisait courir au monde de la nature et à l’homme, et plus précisément aujourd’hui effrayé par les risques de transhumanisme, il a lu le physicien David Bohm notamment Wholeness and the Implicate Order (1980 ): cet auteur de la théorie des quanta proposait une « philosophie naturelle » qui associerait dans une même recherche science philosophie et politique, en dialoguant notamment avec Jiddu Krishnamurti9. Norbert Wiener, comme le rappelle aussi Roger Vilder, avait refusé de participer au projet Manhattan de développement de la bombe nucléaire ; il avait aussi dénoncé les dangers pour la société qu’avait créés la science de la communication dont il avait été un pionnier. Quant à Frank Malina, ingénieur en aéronautique, pionnier des fusées-sondes, désapprouvant le détournement militaire de ses recherches, il avait abandonné sa carrière et choisi de devenir un artiste10. Cette époque de flottement devant les possibilités offertes par la science donna lieu, on le voit, à des grands bouleversements dans la vie de nombreux penseurs, scientifiques et artistes. Il fallait essayer d’y voir clair. Jusqu’à chercher parfois la présence magnétique de certains gourous, tels Georges Ivanovitch dit Gurdjieff, tentative brève de Roger Vilder et auparavant de François Morellet11, plus longue de Katherine Mansfield et de Nicolas Schöffer parmi beaucoup d’autres.

Les reliefs les plus originaux de Roger Vilder reflètent bien ce moment de passage. Ils sont composés de grilles parfaitement orthogonales se déformant par l’action d’un moteur, comme la vague qui bat sur la plage. En 1969, sa sculpture Expansion (1969) montrait l’animation quasi-corporelle d’une masse de matière molle pour un effet inverse à celui de la respiration. Elle peut se décrire ainsi : soit une sphère en pyrex, un cube de silicone diélectrique où restaient des bulles d’air ; la sphère est branchée sur une pompe à vide : le fait de la vider de son air entraîne le gonflement des bulles dans le silicone et l’affaissement du silicone. Le tout en 7 minutes, suivi du mouvement inverse.
Les formes des œuvres de Roger Vilder sont libres, « organiques », pour reprendre le mot utilisé pour qualifier la lignée déjà longue de l’histoire des formes qui irait de l’Art nouveau et de l’architecture de Frank Lloyd Wright, à celle des artistes Willi Baumeister, László Moholy- Nagy, Georges Vantongerloo et Jean Arp. Aujourd’hui, elle se prolonge avec Julio Le Parc par exemple pour ses boites lumineuses, véritable ballet de points et de vibrations dans l’espace, ou encore avec Fujika Nakaya puis Ann-Veronica Janssens et leurs brumes nuageuses où l’on se perd. Citons aussi Žilvinas Kempinas dont les œuvres sont faites avec des bandes magnétiques, son matériau de prédilection : celles-ci mêlées au sol en tourbillons, forment des fontaines (Fountains) dont le bruissement évoque l’écoulement de l’eau, ou encore, leurs rubans dessinent un O flottant librement devant un mur au souffle de ventilateurs.
Simples en apparence, toutes ces œuvres fabriquées avec des matériaux ordinaires, animées souvent avec des moteurs de rien du tout, réchauffent la modernité de toutes leurs références à la vie.
Les reliefs de Roger Vilder, avec leurs chaînes de roulement, peuvent sembler à première vue ne faire qu’engendrer des formes géométriques exactes, déterminées, mais elles se renouvellent sans cesse et sont indéfinissables. On entend l’œuvre fonctionner, on voit la saccade, on sent la trépidation, onement. Une sorte dremarque le tremblement de la chaîne dans son mouvement. Rien d’exact final’hésitation, presque l’idée de s’arrêter, de revenir en arrière peut-être. Et si Elsie s’arrêtait, se demandait son Pygmalion? Le va et vient est bien le même chez le scientifique et l’artiste.12 La vie nourrit l’art et la vie nourrit la science. Mais il arrive que l’artiste devance le scientifique. Le dessin d’un lapin par Albrecht Dürer témoigne d’une meilleure observation que celle du scientifique de ce temps. Les ongles et leur cuticule figurant sur les doigts des statues des prophètes du Puits de Moïse sont rendus très exactement par Claus Sluter avant qu’ils aient été vus par les savants de son époque. Là est sans doute la plus belle et sage ambition de Roger Vilder à qui, comme le dit Italo Calvino de Monsieur Palomar, « Il [ … ] est toujours arrivé de voir certaines choses – un mur de pierres, un coquillage, une feuille, une théière – se présenter à lui comme en lui demandant une attention minutieuse et prolongée: il se met à les observer presque sans s’en rendre compte et son regard se prend à en parcourir tous les détails, ne parvenant plus à s’en détacher», « un homme qui [s’est mis ] en marche pour atteindre, pas à pas, la sagesse ». Souhaitons avec Italo Calvino et pour notre plaisir que Roger Vilder ne soit pas prêt d’arriver.